Plume aventurière

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Aliénation et horizon d’émancipation du travail: quand la crise dénonce la relation travail/capital

 

 

La confrontation toujours répétitive du travail et du capital ramène des interrogations qui n'ont jamais été aussi pertinentes. Mais de quoi s’agit-il au juste ? de quoi ? ou de qui doit se libérer le travail ? La cible n’est pas du tout perceptible, d’autant plus que les mécanismes d’organisation du travail eux-mêmes rendent illisibles les sphères de production. De fait, son important arsenal idéologique qui laisse croire à une équité dans les rapports de production dénude nos interrogations de tout bon sens. Et pourtant, les réformes qui indexent le travail, les tensions révélées par les intrusions des sociologues dans les milieux de production viennent relever toute la pertinence de nos méditations. Pourquoi trouve-t-on tant de débats autour de cette question ?

La plupart des problèmes relevés dans le monde du travail sont les conditions de travail qu’on dénonce, la précarité des travailleurs par rapport à leur revenu, leur position par rapport au marché du travail, leur temps de travail, etc. Ce qui se manifeste dans ces cas de figure c’est la face sombre du travail : le travail émancipateur s’efface ici devant une réalité aliénante qui contraint, qui accule, dégrade, avilit et exploite les individus. Cela contraste de loin avec la version idyllique du travail qui est tant vantée par les politiques et autres suppôts du capitalisme. Penser les termes de l’émancipation du travail dans les cadres de la production capitaliste consisterait à réduire l’écart entre la version idyllique du travail et le travail tel qu’il se dresse avec ses conséquences dans ces sphères. Marx, dans « Le travail aliéné » a dépeint le sinistre tableau de l’ouvrier « misérable » qui se dépossède au profit du travail, du capital. Si l’on considère toujours la vision de Marx, la production ou encore le travail serait de l’aliénation en acte. Et les nombreux travaux ne font que renforcer cette vision. Le grand enjeu serait alors de réconcilier le travail avec les hommes, qu’il ne soit plus perte de soi et dégradation mais réalisation de soi ; le travail ne doit plus être étranger au travailleur.

 

A cet égard, il est question de reconsidérer la hiérarchie entre l’humain et le travail. Des mesures politiques ou encore des luttes syndicales ont cristallisé cette volonté de dépêtrer le travail de certains carcans. Que l’on songe à la réduction du temps de travail, aux dispositifs de protection de l’emploi, à l’instauration d’un salaire minimum, … le mouvement émancipateur du travail n’en est qu’à ses balbutiements. Ces efforts sont bien louables, mais pour mieux cerner les contours du [1]travail actuel, il faut voir ces dégradations comme la conséquence des malices d’un système de production pensé et conçu ailleurs.

L’on oublie souvent que les dégradations qu’on note sur le travail ont pour cadre un régime spécifique de production engendré par le système capitaliste. Le génie capitaliste fortement ancré dans des valeurs égalitaires vient annoncer la fin d’une époque. Et nous insistons sur la dernière portion de notre phrase précédente : la fin d’une époque. Il révoque tout ; le système politique, les relations sociales et économiques, les rapports de production et surtout le sens et l’étalon de la valeur : le capitalisme vient défaire les liens d’antan. Nous ne ciblerons guère tous les aspects du capitalisme pour étudier le rapport au travail dans ce système, mais nous prêterons une attention particulière à la notion de valeur et à sa quantification dans les sphères de production. Encore nous rappelons tout l’intérêt d’observer le travail pour en déceler les méfaits du capitalisme. Si le sort de l’ouvrier est contraint par le temps : sa productivité est mesurée par le temps, son salaire est calculé par le temps, ce n’est guère le fruit du hasard. Le capitalisme « égalitaire » applique sa dictature du temps sur le travail.

C’est justement dans le calcul de la valeur que tout est édifié. Le calcul de la valeur par le temps est une invention très ingénieuse. Le prix d’une voiture reflète le temps de travail mobilisé pour sa conception. Avec cet étalon tout s’échange, des équivalences peuvent être élaborées. Marx, dans Le capital, a su mettre en évidence cette intelligence du capitalisme qui a l’effet de tout réduire à la forme de marchandise.

En marge de toute cette vision de l’émancipation du travail et pour éviter de revenir sur des aspects ayant fait de longs débats, nous allons reconsidérer l’aspect temporel de la domination que nous articulerons avec le salaire pour mieux définir les perspectives d’une émancipation du travail. C’est là deux artefacts structurants du travail et de la société d’une manière globale ; le temps est institution qui régit bien des sphères et des individus et le salaire est une convention, donc un élément négocié et adopté par tout un ensemble. Comment alors des éléments apparemment libérés de toute autorité ont-ils été utilisés par le capitalisme à des fins dominatrices ? L’enjeu de cette question est de mettre en évidence un mécanisme très abstrait qui tient en otage le travail et d’esquisser quelques horizons d’émancipation le modèle de quelques sphères qui fonctionnent avec des logiques autres que celles du capitalisme.  

 

Capitalisme, temps et salaire.

L’articulation de ces trois volets permet de cerner une machine harmonieuse de l’aliénation du travail. Sa considération est un enjeu non négligeable, car elle nous permet de séparer  chaque pièce pour en révéler la spécificité dans leur tâche insidieuse de se saisir du travail. Nous verrons donc l’articulation de chacun de ces maillons pour mettre en exergue le mécanisme de domination qu’on retrouve dans le travail.

Le régime capitaliste vient souffler un grand de changements dans les rapports socioéconomiques en instaurant de nouveaux codes soutenus par une idéologie fondée sur des valeurs « égalitaires ». Son ancrage et sa large diffusion sera portée par de hautes institutions. Le capitalisme balise ainsi un espace propice à son épanouissement, un écosystème viable. A cette étape, nul besoin de parler de son aspect économique ; ce qui est à l’œuvre est une opération de séduction, un renversement de tendance comme on peut le lire dans les lignes qui suivent :

…le capitalisme… s’est construit sur la base d’un rapport social nouveau, abstrait de toute considération de rapports interpersonnels familiaux, de considération d’honneur ou de rang social, d’allégeance à la divinité ou au prince (et à ce titre il joue un rôle émancipateur), et abstrait aussi de  toute  considération tenant à la spécificité du bien produit, à son usage : un rapport d’échange entre des vendeurs et des acheteurs de « forces de travail »… pour qu’il y ait profit, il faut que tout , travailleurs et produits, soit transformé en marchandise, et que ce soit donc le dénominateur commun à ces marchandises, à savoir le temps de travail abstrait nécessaire à leur fabrication, qui devienne la mesure de toute chose.

              Bernard Friot. L’enjeu de retraites. La dispute, 2010, p 28-29.

Nous voyons dans quel ordre se suivent les enchaînements. En premier il y a un nouvel ordre social et en second un nouvel ordre de production. Le premier est inextricablement lié au second. La transformation de tout en marchandise n’est pas automatique. C’est là l’intérêt du temps dans cette dynamique.

Quand le capitalisme se saisit du facteur temps, il subjugue une grande institution sociale qui orchestre toutes les activités sociales. Norbert Elias a souligné toute « la dimension instrumentale du temps » (Du temps, 1996, p 9) ; ce qui, à première vue ne tombe pas sous le sens commun. Il lui reconnaît plusieurs fonctions dont celles d’orientation et de régulation sociale (ibid, p10). Dans le capitalisme il servira d’étalon à la valeur et donc de la productivité. Est-ce un hasard si dans l’organisation scientifique du travail il y occupe une place de choix ? C’est dire qu’en se saisissant du temps, le capitalisme s’était emparé d’une baguette magique qui facilitait toutes les conversions. Par le truchement du temps tout pouvait être marchandise ; l’idéal égalitaire se trouvait renforcé. Le travail devenait ainsi une marchandise comme une autre qui s’échangeait dans un marché du travail contre un salaire. Qu’est-ce donc ce salaire ?

C’est loin d’être l’équivalent de la force de travail. Le salaire est une convention qui régit la rétribution du travail. Le salaire asservit le travail en le rendant étranger au travailleur. Il est l’avatar de la propriété privée. Le salaire ne peut être pensé en dehors de l’institution du marché du travail où le travail se monnaye contre lui. C’est dans les termes de l’échange que s’affirme la servitude : en les acceptant, les individus donnent tout pouvoir  de contrôle de leur force de travail au capital. Ils se dépossèdent d’une part de leur être qui est leur faculté à produire. Il suffit de chercher à déterminer celui qui contrôle l’acte de produire dans la sphère de travail. Rien qu’en partant du salaire il nous a été possible de remettre en question toute sa vision capitaliste et en cerner tout un processus de dépossession, de dépouillement, de prise en otage du travail. Pour percer toutes ces zones sinueuses il a fallu passer par le salaire et non par le travail concret. Cela confirme bien que dans les rapports capitalistes de production l’aliénation est ailleurs que dans la sphère de production et que ce qu’on relève dans le travail concret est la conséquence d’une servitude plus subtile. Par ailleurs, dans la vision capitaliste, cette vision du salaire peut paraître erronée. Devrions-nous rappeler toute l’équité que défend le capitalisme ? De ce point de vue le salaire serait, et à juste titre, qu’une contrepartie, la part d’un échange.

Le rapport au marché du travail est assez déterminant. Si les formes de l’aliénation du travail se retrouvent au contour du salariat et de cette institution c’est justement parce que c’est là deux facteurs capitaux du dispositif capitaliste qui encadrent l’objet travail. C’est aussi pour cela que les figures d’émancipés se retrouvent aux périphéries du salariat et du marché du travail. D’autres aussi sont à noter mais dans un rapport autre avec le capital.

 

Des figures d’émancipés.

Avec l’ancrage du capitalisme dans nos sociétés contemporaines, il semblerait qu’on ne puisse faire société en dehors du cercle des rapports définis par ce modèle. Les débats autour des crises et les issues qui sont envisagées en disent assez long. Il en est de même pour l’objet travail et pourtant il existe des modèles qui s’émancipent de ce système. Ils entretiennent une certaine distance par rapport au marché du travail, du salariat et du capital. Ils fonctionnent avec d’autres logiques différentes de celles du capitalisme. Nous n’aborderons que très brièvement les modèles déjà évoqués dans le séminaire.

Le cas des retraités, des fonctionnaires, les logiques de grade sont autant d’éléments caractéristiques de ces zones périphériques émancipées. Le calcul de la valeur y échappe aux logiques temporelles du capitalisme. Cela implique également des positions et des rapports spécifiques par rapport au marché du travail. Cette réalité se retrouve dans d’autres sphères d’activités comme une frange de l’industrie du taxi et dans des métiers de services aux entreprises. Dans l’industrie du taxi l’émancipation est affaire de statut, du rapport au capital. dans le second cas elle est affaire de relation avec les lieux de production ; l’entreprise. Mais comme nous aurons à le voir l’émancipation ici est un compromis : sortir des logiques du marché du travail demande de renoncer à certaines sécurités et garanties qu’il donne pour vivre  pleinement de son travail, en être le maître et faire qu’un avec.

 

L’émancipation des chauffeurs artisans : le statut et le capital.

Pour appréhender le phénomène dans cette activité il faut considérer deux axes : le statut qui définit la place occupée dans le marché du travail et le capital qui structure les rapports de production. Dans l’industrie du taxi le statut est inextricablement lié au capital et aux rapports d’exploitation de ce même capital. La domination transparaît dans les relations entre ceux qui sont dotés et ceux qui ne le sont pas.

Aussi distingue trois statuts spécifiques : l’artisan, le locataire et le salarié. Tous se définissent par rapport à leur position et leur capital. ainsi l’artisan se situe hors de ce marché du travail. En possession de sa licence, principal capital dans cette activité, il est maître de son travail. Il mène son activité à sa guise, hors de l’emprise du temps, il décide quand il veut travailler selon son évaluation de sa situation économique. La valeur de son travail n’obéit guère au calcul par le temps, mais selon ses besoins, son train de vie, ses projets, etc. Toute la valeur créée dans son activité lui revient ; son travail est sien et ne lui est pas étranger, car aucune entité ne vient lui déposséder de son activité. Si nous le confrontons avec les retraités actifs qui tout autant s’attellent à produire de la valeur tout en étant émancipés des liens du marché du travail. Ce qui permet à ces deux figures d’être dans ces conditions c’est le capital que l’ex salarié a acquis après des années de cotisation et que l’artisan a acheté au prix fort. Tout ce processus s’apparente à un affranchissement de l’esclave de son maître, affranchissement qui passe par la reconquête de son travail. à l’horizon de ce processus d’affranchissement de son travail du joug capitaliste les acteurs retrouvent une partie d’eux jadis détenus par le marché du travail.  C’est la condition du « du bonheur des retraités » (Bernard Friot, 2010, p 33).

Ce qu’on constate dans la confrontation de ces deux figures c’est que le changement du rapport au capital est très déterminant car c’est la source de leur émancipation. Cette vision des choses change la posture du salaire qui, à cet égard, est un élément corrompu du système d’asservissement.  

Pour mieux apprécier ce rapport au capital, il suffit de reconsidérer le statut de locataire dans l’industrie du taxi. Cette figure présente une émancipation partielle : les acteurs dans ce statut entretiennent le même rapport avec le marché du travail que les artisans. Cependant, ils n’ont pas le capital. Leur rapport au locataire du capital est cerné par le diadème de la domination, d’un rapport de pouvoir unilatéral. Le travail ici dépend largement de cette relation. Pour la plupart, les locataires croient travailler pour eux , mais en reconsidérant de plus près cette situation l’on se rend compte qu’une partie de la production revient au capital ; elle est délicatement détournée  par le dispositif de la redevance. De fait, ils ne deviennent maîtres de leur travail qu’au-delà de la valeur de la redevance. Le travail se libère de ce carcan que lorsqu’ils ont transféré une partie de leur énergie. Il est clair que ce modèle d’émancipation est loin d’être abouti comparé au précédent.

 

Des profils émancipés aux frontières de l’entreprise.

De plus en plus se constituent aux marges des entreprises des métiers qui jadis étaient concentrés dans ses sphères. De cette externalisation naît une « autonomisation » définie comme « la sortie de l’organigramme d’une entreprise (ou le refus de s’y insérer) de certains salariés, porteurs d’une forte expertise dans des fonctions transverses : formation, conseil, informatique, plus généralement NTIC …, édition… » (Emmanuèle Reynaud, 2007, p 300.)  En sortant de l’entreprise, ces acteurs échappent à la logique qui y règne. Ils intègrent les entreprise en tant qu’experts indépendants. Cette autonomie est leur voie d’émancipation. Ici, l’expertise et la volonté de mener ses activités en dehors de l’entreprise permettent aux acteurs de rester aux marges du salariat et d’échapper à sa logique.

Ces professionnels, note E. Reynaud, « …pouvaient exercer sous différents statuts juridiques. Bien plus, nombre d’entre eux combinent , en même temps ou successivement, des interventions sous des statuts différents : des vacations salariées, des missions de conseil, la participation à une EURL (entreprise unipersonnelle à responsabilité réduite).[ p 304.] N’est-ce pas là la multiactivité telle qu’elle a été théorisée par Gorz comme horizon émancipatoire du travail ? Elle n’a pas pour conséquence directe de libérer le travail mais instaure un cadre propice à cela. Toute l’originalité de ces professionnels repose sur leur profil d’outsider au vu de l’entreprise. Ce n’est donc pas le même profil que Francine qui appartient à une entreprise et qui consacre une partie d’elle à d’autres activités.

Ces figures d’émancipés viennent ériger des zones de contestation consciente ou inconsciente du capitalisme. Elles prouvent d’autres rapports sociaux peuvent encadrer la production de richesse sans aliénation. Ces exemples nous pouvons les trouver dans des peuples lointains comme celui des baruyas chez qui la valeur obéissait à d’autres logiques où l’économie n’était pas un corps étranger à la société mais plutôt encadré par elle.

 

 

Nous nous sommes appliqués tout au long de ce travail à mettre en évidence tout un mécanisme complexe et intelligent par lequel le travail a été aliéné et l’homme dépossédé de cet objet. Le rapport au capital, de même que le rapport au marché du travail semblent être des éléments déterminants de cette aliénation. L’univers de production est couvert par le spectre de domination capitaliste qui entretient un système naturellement adopté.

Le génie capitaliste se dresse comme un organisme dont le fonctionnement est très abouti. Pourtant, nous avons pu trouver des franges de la société où les logiques capitalistes sont contestées. Que l’on songe aux chauffeurs artisans ou encore aux autres figures d’émancipés, les perspectives d’émancipation viennent prouver qu’un autre monde est possible, un monde où le travail, le capital et l’homme seraient réconciliés et prospéreront.

 



[1] Tous ces aspects sont bien saisis par le travail de Patrick Cingolani qui, dans son livre La précarité, a bien le caractère aliénant du travail par apport aux différentes des acteurs dans le marché de l’emploi. Ce livre illustre bien le contraire de l’idéal du travail. Il confirme que travailler ne veut pas forcément dire être épanoui, mais peut être contraignant et dégradant.



13/03/2013
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