Plume aventurière

Plume aventurière

La pauvreté, un cerbère à têtes de manques, de philosophie, d'art de vie, de spiritualité....

 

La circonscription de la pauvreté peut faire l’objet de controverses. Relever  le caractère multidimensionnel de cette réalité nécessite qu’on explore quelques définitions. Le terme vient du latin pauper, qui est proche de paucus et du grec pènes (pauvre) et pénia (pauvreté). Ces vocables sont apparentés à peina (faim) et d’une certaine façon à ponos (douleur) et doiné (châtiment, peine). On traduit ainsi pauvreté en grec par le mot aporia qui signifie l’absence de repère et les difficultés dans lesquelles se trouve le pauvre[1]. Nous constatons que les racines grecques renvoient à deux faits. L’un d’ordre biologique : la faim ; l’autre de nature psychologique : l’embarras. Ces deux variantes de l’étymologie grecque ont un sens qualitatif. Les racines latines, quant à elles, insistent sur l’aspect quantitatif  de la pauvreté. Ainsi, du latin paupertas, il désigne l’état d’une personne qui manque de moyens matériels et d’argent, bref une insuffisance de ressource[2]. Il en ressort que la pauvreté n’est perçue que du côté concret, c'est-à-dire matériel ou encore comme un manque des éléments vitaux.

 

A rebours, des « experts » comme Millet et Robert la voient comme  l’absence relative de revenus, d’avoirs, de services de base, de dignité, de possibilités, d’éducation et de mobilité sociale, ainsi que de participation à l’adaptation des décisions sous diverses formes[3]. Ici, l’on perçoit les efforts de cerner la complexité du concept. Mais jusque là, le problème de la définition n’est pas résolu. Le mérite de cette tentative est qu’elle prend, outre l’aspect lacunaire, les relations sociales, la formation, la dignité et l’épanouissement de l’homme. Les recherches de Millet et de Robert marquent un pas de plus vers la vraie nature de ce phénomène. 

 

La pauvreté est bien une notion trop générale, trop ambiguë, trop relative et trop contextuelle pour qu'elle soit même possible de la définir et d'en préciser la nature, sur un plan général et universel. De toutes les définitions que nous avons retenues, nous constatons qu’elle a une connotation péjorative. Or, si l’on transpose le sujet dans un autre champ, celui de la religion par exemple, la tendance se renverse. Dans le discours religieux, la pauvreté est parfois préférable à la richesse. Ici, elle se mue en valeur, en vertu. Ce sont ces dimensions spirituelles et humanistes ou plutôt les aspects positifs que nos définitions précédentes n’ont pas su prendre en compte. Et nous pouvons comprendre que la position des géographes ou encore des économistes ne s’aventurent guère dans ces pistes qui leur sont étrangères. En effet, régies par un code scientifique, ces disciplines sont contraintes de tenir une articulation rationnelle. Et il n’en demeure pas moins vrai  que la spiritualité des hommes et des choses échappe à la raison. Plusieurs éléments entrent donc en combinaison pour faire de la pauvreté une réalité à caractère  multidimensionnel.  

 

LA PAUVRETE COMME REALITE ECONOMIQUE.                                     

Dans la plupart des cas, l’économie évoque dans la conscience collective un fait exclusivement pécuniaire, voire matériel, la possession de biens mobiliers comme immobiliers. Ce n’est là que l’aspect superficiel du mot. Pour mener des réflexions plus abouties, il faut l’aborder sous l’angle du capital, c’est-à-dire d’un gain qu’on acquiert dans la sphère sociale. Dès lors, l’éventail se déplie et les sens y émergent. Nous découvrons ainsi que la réalité économique de la pauvreté peut être scindée en deux entités. La première abritera l’acception la plus répandue qu’on a du mot, c’est-à-dire l’idée d’un gain matériel (nature ou espèce), qu’on appellera la pauvreté quantitative ou pécuniaire; la seconde que nous nommons la pauvreté qualitative ou humaine va transcender cette étape pour une autre plus subtile, c’est l’économie symbolique qui fait appel à des  biens symboliques[4], c’est-à-dire non déchiffrable.

 

la pauvreté quantitative ou pécuniaire.

 A la base de la dimension quantitative de la pauvreté se trouve le déficit pécuniaire. On y rencontre un ensemble de phénomènes comme la pauvreté matérielle qui, à elle seule, engendre d’autres composantes de cette condition. Pour éviter de verser dans la méthode des autres disciplines, nous allons contourner les statistiques, les indices de pauvreté, etc. Nous nous préserverons également de rechercher les causes de cette forme de la pauvreté. Ce qui nous intéresse, c’est l’état et notre vision d’humaniste sur la pauvreté. Partant de la réalité, nous allons étudier la dimension quantitative de la pauvreté.

 

Ici la pauvreté est un manque de biens matériels déchiffrables, un état déficitaire dans lequel la victime a des difficultés pour satisfaire ses besoins physiques, culturels et spirituels. Elle est frappée d’un handicap qui l’empêche d’accomplir ses devoirs. Le problème est d’abord pécuniaire. L’argent n’a cessé de prendre de l’ampleur dans nos sociétés jusqu’à devenir le poumon par lequel l’humanité respire. Ne dit-on pas que  l’argent est le poumon du monde ? On ne peut s’en passer au risque de tomber dans un état scandaleux. Son absence ou encore son insuffisance menace la survie, la dignité  et le bien-être des hommes.

 

La monnaie constitue le centre de gravité d’un ensemble de handicaps qui accule les hommes. Dans cette forme de pauvreté, ce n’est pas l’absence du nécessaire qui se manifeste, c’est plutôt son insuffisance. Ne perdons surtout pas de vue que tout part de l’argent. La monnaie n’est pas suffisante, avons-nous signalé. Par conséquent, la carence règne sur tous les autres besoins vitaux. Il naît un système de préjudices qui s’imbriquent, constituant un cercle vicieux qui se brise difficilement. C’est ainsi que Henri Bartoli définit la pauvreté comme un état de dénuement profond des biens matériels et culturels qui s’oppose au développement normal de l’individu au point de compromettre… l’intégrité de la personne.[5] Elle modifie donc la nature de l’homme et rend son existence insupportable.

 

La pauvreté quantitative ou pécuniaire  engendre la pauvreté matérielle, refusant ainsi à l’homme tout épanouissement. Dans cette situation pleine d’écueils, la victime ne peut assurer par ses propres ressources la couverture des besoins biologiques. Elle vit ainsi dans un état permanent de relégation et d’insécurité sociale. La faim sévit parce qu’on ne mange pas la quantité suffisante, l’instruction est une chimère car les moyens qu’elle demande sont lacunaires, la santé est précaire, faute d’un amas de manques également, le logement est défectueux, etc.

 

Nous retiendrons de cette forme son aspect essentiel, à savoir la faiblesse économique qui amorce l’état et occasionne une privation des biens et des services essentiels à l’épanouissement de l’être. Dans cette sphère, on se contente du strict minimum, et ce, dans tous les domaines de la vie en société. Elle donne l’image d’un engrenage où s’enchevêtrent handicaps et préjudices qui définissent l’ossature d’une autre forme de pauvreté qualifiée de qualitative ou d’humaine.

 

La pauvreté qualitative ou humaine.

S’agissant de pauvreté nous ne pouvons nous limiter à l’aspect matériel uniquement. Il faut dire que l’économie seule ne peut pas déterminer la complexité de ce concept. En effet, une autre dimension est à considérer davantage, il s’agit de l’aspect symbolique de la question que nous révèle la pauvreté qualitative. C’est dire qu’au-delà de l’aspect pécuniaire, la pauvreté s'exprime sur d’autres paliers. Il s'agit des dimensions sanitaire, éducationnelle, sociale, culturelle, et politique. Bref de tout ce qui concourt à améliorer la posture de l’homme.

 

 La qualité peut être définie comme ce supplément qui fait la valeur de quelque chose. Il n’y a pas que les marchandises qui ont une valeur, l’homme également en dispose et chaque société a son baromètre sur lequel elle évalue ses composantes. Ce sont les sociétés qui définissent la qualité de l’individu suivant son cadre de vie, sa personnalité, son honneur, son instruction, son emploi, ses avoirs, son statut, etc. Dès lors, la qualité d’un individu dépend de sa position dans l’échelle des valeurs érigée par son entourage. Mais il arrive que des évènements indépendants de la volonté des hommes s’attaquent à ces dernières. C’est sous cet angle qu’il faut analyser et comprendre la pauvreté qualitative qui agit sur les hommes et leur environnement immédiat pour amoindrir ce qu’ils valent au sein de la société. Pour mieux cerner ce phénomène, nous allons nous référer aux handicaps et aux préjudices de la pauvreté quantitative qui est intrinsèquement liée à celle qualitative.

 

Les valeurs et les autres acquis qui font la qualité des hommes sont innombrables. C’est pourquoi nous allons nous focaliser sur quelques uns pour élucider le problème de la pauvreté qualitative ou humaine. Nous retiendrons entre autres, l’honneur, l’instruction, le statut social, les relations, etc. Toutes ces qualités sont conquises dans le champ social et sont d’une valeur incommensurable. L’homme, donc, peut être pauvre de ces valeurs non pécuniaires mais symboliques. C’est ce qui explique la terminologie de « pauvreté humaine ».

 

Parler de pauvreté sous cette forme fait penser à une richesse propre à l’homme, non déchiffrable. Dans ce cas de figure l’on manque de certains éléments sur son échelle des valeurs. Par exemple l’instruction est déficiente. S’il existe des faits de notre civilisation qui nous différencie des animaux c’est bien l’instruction. Or, la pauvreté nous en prive parfois. De ce fait, la victime est humainement pauvre de son analphabétisme. Il est aussi évident qu’elle sera sanctionnée sur le plan social où il existe une distinction entre un homme instruit et un autre qui ne l’est pas ; les traitements sociaux et institutionnels privilégient l’un au détriment de l’autre. C’est cette valeur abstraite qui joue le rôle que la monnaie jouait dans la pauvreté pécuniaire. Pour avoir accès à certains biens et services il faut se doter de cette richesse humaine qui se convertit en devises dans les rapports sociaux. De là, nous lui reconnaissons, et à juste titre, sa proéminence. 

 

Dans la pauvreté humaine, il faut également intégrer le volet sanitaire qui entre également dans l’évaluation de la valeur de l’individu. Là nous dirons que est humainement pauvre tout individu non valide. Que l’on songe à une maladie infectieuse ou à un handicap (physique ou mental) assez compromettant. Ici également, il est clair que sur l’échelle des valeurs sociales ces derniers sont considérés comme pauvres.

 

Nous pouvons intégrer dans cette catégorie la pauvreté relationnelle. Elle concerne directement les relations sociales et est un état d'instabilité des relations entre individus, au sein de la société, qui peut se traduire par un appauvrissement des liens, voire par l'isolement. C’est une forme particulièrement nocive si l’on sait que l’homme n’existe qu’à travers ses semblables, le rapport au reste de la société est une richesse en soi. Dans le processus d’intégration sociale la culture occupe la proue. Et sur ce plan, l’homme, frappé de la pauvreté humaine, ne peut prétendre à certains rites sociaux comme la dote ou à ses obligations culturelles en général. Il est miné par une certaine incapacité qui lui ôte tout pouvoir ainsi que certains droits et privilèges.

 

Les individus qui se trouvent dans une situation identique caractérisée par les facteurs que nous avons déclinés dans cette partie, Jean Labbens les nomme  le Quart-monde[6]. Il s’agit, pour être plus précis, de ceux qui cumulent les handicaps : ni argent, ni statut, ni pouvoir, manque d’éducation, de santé, de logement, de travail.

 

Au demeurant, nous remarquons combien la dimension économique de la pauvreté est aussi ambiguë que la notion elle-même. De la division binaire qu’on a fait de cette réalité économique, il en émerge d’autres ramifications. Nous avons la pauvreté quantitative ou pécuniaire qui, comme l’indique son qualificatif, se caractérise par une impécuniosité. Cette dernière, à son tour, se manifeste à travers une autre forme la pauvreté qui est matérielle. A celle-ci on attribue un ensemble de difficultés notamment celle de subvenir aux besoins biologiques, socioculturels et politiques. La pauvreté qualitative, encore appelée pauvreté humaine, est encore plus complexe. Ici la valeur n’est plus matérielle mais plutôt symbolique. La victime manque de certaines initiations et valeurs humaines. Liée à la pauvreté pécuniaire, , elle est indispensable pour l’acquisition de certains biens et services dans la sphère sociale. C’est là l’aspect économique de la question qui, comme nous l’avons précisé dans notre préambule, ne peut, à elle seule résoudre la problématique de la pauvreté. En effet, cette réalité n’a pas toujours une connotation négative. Dans les discours théologiques, philosophiques, elle est perçue comme une valeur, une vertu, un art de vivre.

 

LA PAUVRETE, UNE VERTU

Aussi contradictoire que cela puisse paraître, la pauvreté a une valeur spirituelle et humaine. C’est lorsqu’elle est une vertu qui élève l’homme à son niveau le plus élevé de son humanité. La pauvreté, généralement non désirable et génératrice de souffrances, prend un sens différent dans un contexte religieux ou spirituel, philosophique ou humaniste. On assiste donc à la transmutation du concept, à un passage de la pauvreté scandaleuse à la pauvreté libératrice.

 

La pauvreté religieuse.

Ne perdons pas de vue que ce mal, dans les discours théologiques est un châtiment. En fait, la pauvreté n'est pas une bénédiction mais bien une malédiction inhérente au péché originel. Cependant, face à la tournure que prend le monde actuel et les tentations du matérialisme, ainsi que les conséquences qu’elles engendrent, la sagesse religieuse reconnaît le grand profit que les hommes peuvent tirer de ce mal.

 

* Le Christianisme, à l’instar des autres religions, l’a très tôt compris. L’Eglise, en effet, prêche la pauvreté à ses fidèles de même que le clergé fait lui-même vœu de pauvreté. Elle est ici une aspiration spirituelle à laquelle doivent se livrer tous les fidèles désirant se rapprocher davantage de la Providence.Sinous nous plaçons sous la même loupe que Saint Thomas pour étudier cette réalité, nous la verrons comme un simple manque de superflu. Dès lors, la pauvreté ne devient plus une situation grave, mais plutôt la norme pour les hommes. Et nous apprenons avec E. Mounier qu’aux yeux de l’éthique chrétienne 

 

  Le ‘‘superflu absolu’’ n’étant plus rattaché à la condition de la personne de son détenteur par des nécessités personnelles doit retomber…dans la communauté naturelle des biens. Qui ne le rend pas à sa commune destination est un voleur.[7]

 

Dans ce cas, la vertu de la pauvreté est de rétablir l’équilibre social, de manifester la disponibilité et la générosité chrétiennes envers son prochain tel que  l’enseigne la vie du Christ.  

 

L’idéal de la vie chrétienne est inspiré par la vie du Christ. Or ce dernier est né parmi les plus pauvres, y a grandi et meurt pour eux. Lorsque le Verbe s’est fait chair, il a supporté cette malédiction et a été solidaire aux pauvres. A ces derniers, il est venu apporter la bonne nouvelle : dans le royaume eschatologique qui les attend ils ne souffriront plus de ce mal qui les accable. La vie de Jésus étant le modèle des hommes, ces derniers doivent s’inspirer de sa pauvreté. Dès lors la pauvreté n’est plus scandaleuse mais libératrice. Est-ce pour dire que le Royaume des Cieux est exclusivement réservé aux pauvres de la terre ? Il serait illusoire de répondre par l’affirmatif. Il nous faut donc discerner quelques-unes des dimensions de la pauvreté librement assumée par Jésus.

 

Dans la religion chrétienne toujours, la pauvreté a une dimension ascétique et mystique. Autrement dit, il faut, pour comprendre la quintessence du mot, transcender toutes les acceptions qu’on a explorées jusque-là et retenir que la pauvreté est avant tout une attitude du cœur. C’est un détachement affectif, non seulement à l’égard des biens matériels, mais aussi de tout ce qui n’est pas Dieu ou encore à l’égard du statut social, des honneurs, de l’image qu’on s’est faite de soi, etc. Par ailleurs, il faut comprendre que pour parvenir à cette pauvreté du cœur, il faut impérativement passer par un dénuement concret, c’est-à-dire un renoncement aux biens matériels. Cette attitude devient une nécessité quand on sait qu’il est concrètement impossible d’être entièrement à l’écoute de Dieu si l’on est constamment tiraillé par la préoccupation d'amasser et de protéger des richesses matérielles ou par le souci de s'assurer les jouissances des biens du cœur et de l'esprit. C’est donc une vertu que d’être dans cet état.

 

Cependant, comprenons que dans la religion chrétienne, Dieu n’interdit pas aux hommes d’être riches. Jésus n’a-t-il pas dit qu’il est  venu afin que ses brebis aient la vie et en abondance[8]. On peut l’être, mais la prospérité matérielle, Dieu la veut équilibrée avec celle spirituelle. Or, pour la plupart des cas, la richesse matérielle détourne les hommes de la voie tracée par le Divin. C’est cette inquiétude qui est reflétée dans cette parole :

 

Ne me donne ni la pauvreté, ni la richesse, accorde-moi le pain qui m’est nécessaire. De peur que, dans l’abondance, je ne te renie et ne dise : Qui est l’Eternel ? Ou que, dans la pauvreté, je ne dérobe et ne m’attaque au nom de Dieu[9].

 

La sagesse de ces propos est ambivalente car l’on reconnaît que la tentation est aussi bien dans l’opulence que dans la pauvreté. Mais il demeure que l’alternative proposée par le christianisme est le dénuement.

 

Ainsi, pour comprendre l’aspect métaphysique de la pauvreté chrétienne, il faut remonter au temps biblique ou plus précisément reconsidérer l’histoire de Job. Avant de retrouver tous ses biens dans une totale liberté, il a dû faire l'expérience douloureuse de la pauvreté absolue pour découvrir que la seule richesse qui lui fût vraiment essentielle était son existence toute nue. La pauvreté apparaît là comme un purgatoire qui prépare à la communion avec le Seigneur et une tentative de rétablir l’harmonie primitive. Telle est la synthèse de l’acception chrétienne de la pauvreté. Qu’en est-il de l’éthique musulmane ?

 

A l’instar du discours précédent, l’Islam part d’une connotation négative de la pauvreté à un phénomène sanctifiant. Autrement dit, la pensée musulmane ne rejette pas la condamnation qui réside en la pauvreté ; elle insiste plutôt sur les bienfaits que les fidèles peuvent tirer de cette privation. Ainsi, il en fait une vertu qui rapproche l’homme de son Créateur et raffermit ces liens.

 

* L’Islam tient également à l’harmonie de la société. De ce fait, pour soulager certains déshérités, Dieu condamne tous les excès. A cet effet, un célèbre hadith dit : agis sur les biens de ce monde comme si tu devais mourir demain[10]. Il est clair que l’Islam condamne l’opulence et le superflu quand des voisins (immédiats ou lointains) peinent pour se procurer du minimum. En outre, la morale de ce hadith invite à un équilibre entre la vie matérielle et la vie spirituelle. Et l’aumône ou la  zakat,  qui est l’un des cinq piliers de l’Islam, devient l’alternative pour maintenir cet équilibre. C’est une façon de se dénuder, de s’appauvrir, de se sacrifier, qui conduit vers Dieu. Elle est une obligation qui attire la bienveillance de Dieu sur soi. La  Parole Sainte ne dit-elle pas aux fidèles …faîtes l’aumône, vous retrouverez auprès de Dieu le bien que vous aurez acquis à l’avance pour vous-même[11]. En apparence c’est une perte mais du point de vue spirituel, c’est un acte d’adoration comme nous dit le Livre Saint de l’Islam :… la piété consiste […] à donner de son bien, pour attaché qu’on y soit, aux proches, aux orphelins, aux miséreux, aux enfants du chemin, aux mendiants et pour l’affranchissement des nuques... [12] .

 

 

Signalons que, dans la richesse comme dans la pauvreté, l’homme est mis à l’épreuve. Nous nous focaliserons principalement sur l’épreuve du pauvre. Aux yeux de l’institution religieuse musulmane, ce dernier ne doit guère s’apitoyer sur son sort, il doit, au contraire, remercier la Providence qui l’a choisi parmi toute l’humanité dans le dessein de l’éprouver. C’est donc  un test au bout duquel l’homme sera récompensé selon qu’il est dévoué à Dieu ou qu’il ne l’est pas. Vu ainsi, elle est une aubaine offerte aux hommes pour se racheter et entamer des pas qui mènent vers le Salut.

 

La richesse, les biens matériels ou plus précisément l’argent semblent faire mauvais voisinage avec la spiritualité. Conscient de ce fait, le Prophète de l’Islam, mourant, formule ses inquiétudes pour ses fidèles. Ce que craint ce dernier pour les hommes, c’est une seule division due par l’argent. Ce phénomène est aussi réel qu’il constitue les faits divers de nos sociétés. Aux effets néfastes de la richesse matérielle, le Prophète oppose les vertus de la pauvreté qui est ici un investissement spirituel, un sacrifice personnel pour la sanctification.

 

Le détachement des biens de ce monde est une richesse qui passe nécessairement par le dénuement. C’est ce que stipule ces paroles d’inspiration divine : les plus grands possédants dans ce monde seront les plus démunis le jour de la Résurrection sauf celui d’entre eux qui aura distribué toute sa fortune à sa droite, à sa gauche et derrière son dos[13]. A l’un des fervents croyants de l’Islam de renchérir en ces termes : J’ai promené mon regard au-dessous de moi dans le Paradis et j’ai vu que la majorité de ses habitants étaient les pauvres[14]. Heureux donc  ceux qui mettent le manteau des pauvres car ils verront Dieu.

 

La vie du Prophète est également le modèle que tout individu qui se réclame musulman doit suivre. Or, la pauvreté était sa vertu. Il va sans dire que les fidèles doivent, à l’exemple de l’Envoyer faire sienne cette attitude et implorer le Seigneur de leur faire don de la pauvreté. En effet, d’après l’un des proches de Mohamed, ce dernier priait pour que Dieu lui rende plus pauvre encore : O Dieu, fais-moi vivre pauvre, fais-moi mourir pauvre, et ressuscite-moi le jour du jugement dans le groupe des pauvres[15]. Nous pouvons dire que la vraie richesse réside dans l’indigence. La pauvreté semble être la station religieuse la plus élevée, celle de la servitude, de l’humilité, du don de soi et de ses biens pour la communauté. C’est une autre dimension du mot que nous découvrons dans cette ascèse. Cependant, nous ne pouvons clore cette partie qui traite de la pauvreté religieuse sans consacrer quelques lignes à une religion très fascinante : le Bouddhisme.  

 

* Le Bouddhisme est une religion et une philosophie du néant et de la pitié. L’éthique de cette croyance, c’est la pitié ou karma, unique vertu à laquelle il convient de se livrer tout entier, car elle présente toutes les vertus procurant l’illumination. La modération en toute chose (particulièrement dans l’usage des biens), la non nuisance à autrui ou le ahimsa, la bienveillance ou la maitri, le don ou la libéralité (dana) sont chez les bouddhistes ce que les cinq piliers sont chez les musulmans et le décalogue chez les chrétiens. Etre fidèle à Bouddha, c’est renoncer aux choses de ce monde, donc être pauvre, et par le travail, satisfaire les besoins du monde. Il faut signaler que chez les fidèles de Bouddha, il y a plus important que la sainteté : c’est l’illumination. Et pour y parvenir, il n’existe qu’une seule voie : le renoncement aux biens de la terre. Si les autres religions nous donnent souvent l’exemple de la pauvreté de leurs prophètes, le Bouddhisme nous présente des fidèles qui vivent dans cet état.  C’est alors qu’on découvre, non sans nous émerveiller, comment les moines font corps avec cette réalité, en tirent profit et atteignent le sommet de la spiritualité.

 

Donc, pour la plupart des religions, nous constatons que la pauvreté est d’abord reconnue comme un châtiment qui advient après le péché du premier couple humain. Mais le discours des religions sur la pauvreté connaît une autre dimension. Cette punition est en effet une source intarissable de vertus qui aide les hommes à mieux supporter leur condition et à se rapprocher du Créateur. Nous passons de la pauvreté accablante à la pauvreté libératrice ou sanctifiante. Il n’est pas que dans les croyances divines que nous trouvons cette forme exaltante de la pauvreté. C’est aussi le domaine de la philosophie, de la morale et de l’humanisme.

 

La pauvreté : vertu philosophique et humaniste.

Outre les discours religieux où la pauvreté a trouvé des voix exaltantes, les pensées philosophique et morale la voient à peu près sous le même angle. Pour l’une, elle est une armure contre le monde matérie; le philosophe doit être dans cette situation en vue de se libérer du carcan du monde physique et accéder à la vraie, richesse : le savoir. Pour l’autre, la pauvreté est une façon de manifester notre humanité. C’est un acte de philanthropie et de solidarité humaine, car on ne peut souffrir de vivre dans l’opulence alors que dans le monde, des milliers de personnes vivent dans le dénuement absolu. Elle est également l’un des moyens les plus sûrs pour préserver l’harmonie sociale.

 

*Dans la philosophie, les biens matériels constituent un rempart contre la libération de l’esprit et de l’âme ; l’aliénation de l’homme passe par sa fortune. Aussi faut-il l’exorciser, s’en détacher afin que se déploie l’esprit vers le monde des Idées, vers la vérité des choses.   Le premier combat du philosophe, dans sa quête de la sagesse, consiste à un appauvrissement volontaire qui l’éloignera du monde des sens. C’est dire que dans ce champ, la richesse est ce que Lucifer est dans le discours religieux, c’est-à-dire le tentateur, le trompeur, etc.

 

Sénèque s’est fait le chantre des vertus de la pauvreté dans sa célèbre lettre à Lucilius. Elle y est la condition sine qua non pour accéder à la sagesse. Avec ce philosophe, nous trouvons une exaltation poétique de cette condition. Dans l’atmosphère de ces penseurs, ce n’est plus la pauvreté qui avilit ;  c’est plutôt la richesse. D’où cet effort à s’en départir. Elle entrave l’épanouissement de l’homme.

 

 Aussi Sénèque jette-t-il l’anathème sur les biens : Loin de vous tous ces biens, si vous êtes sage, ou plutôt pour le devenir ; courez, volez de toutes vos forces après la perfection[16]. Si la pauvreté est désirée par les philosophes, c’est parce qu’elle est libre d’entraves. Ils  s’y livrent librement pour conquérir la seule et unique fortune qui vaut toutes les peines du monde : la sagesse, le savoir (nourriture de l’âme). La pauvreté en philosophie est une arme qui libère celui qui l’entretient, se départit du joug des passions. Sénèque est bien catégorique : on ne peut philosopher dans la richesse.

 

Socrate, dans la troisième partie du Banquet, nous développe comment sa pauvreté l'avait aidé à jouir d'une totale liberté et d'une richesse incomparable à celle des plus riches. C’est un mode de vie délibéré auquel se livrent les philosophes pour accéder au perfectionnement de soi. Elle est une démarche qui mène vers un acquis d’un ordre supérieur. La pauvreté, dès lors, est une vertu dont s’approprient les sages dans leur recherche du plus-être. Et toute personne, se réclamant de la horde des philosophes, doit intégrer cette façon de vivre dans la frugalité.

 

Diogène, de sa vie, n’avait que sa tunique et son tonneau comme seuls biens. Il vivait dans le dénuement absolu. Et pourtant, jamais il n’a cessé de magnifier sa condition qui l’avait extirpé de l’asservissement et des vices de sa société. C’est dans cet état que sa pensée s’est mieux déployée et que son âme s’est affranchie des passions ; son bonheur ne s’est réalisé que dans son rejet des biens matériels. Nous convenons qu’il est pauvre physiquement, mais d’une richesse spirituelle incommensurable.

 

Pour comprendre le salut que les philosophes trouvent dans la pauvreté, il faut étudier leur vision du monde. Pour ces derniers, le monde et tout ce qui l’entoure ne sont que fausseté, ils égarent les penseurs de leur chemin. Pour se démarquer de l’environnement des sens, il faut renoncer aux biens qu’ils abritent. Autrement dit, il faut être pauvre, si on ne l’est pas il faut chercher à le devenir. Elle semble être le seul moyen de se dépêtrer de la nébulosité du monde physique et d’aspirer à la sagesse. De façon spirituelle, nous pouvons qualifier cet état d’asile sacré, de purgatoire.

 

Chez les philosophes, il n’est de richesse que ce qui est relatif au savoir. C’est en ce sens que Sénèque, toujours dans sa lettre à Lucilius, nous apprend que l’erreur commune à tous les hommes c’est de vouloir être riche des biens matériels avant d’être dans le confort spirituel. Pour lui, si les hommes craignent tant de souffrir la pauvreté, c'est parce qu’ils sont corrompus par les passions engendrées par les biens matériels. Il précise que si l’humanité évaluait à sa juste valeur toute la richesse qui était dans la philosophie, elle ne redouterait jamais la famine. Etre pauvre en philosophie c’est donc être libre. Et face à cette situation, Epicure nous dit, avec sagesse, que souvent l'acquisition des richesses est un changement de misères, et n'en est pas le terme[17]. Comprenons que pour les philosophes, la misère est synonyme d’ignorance, c’est-à-dire une pauvreté spirituelle. Cet état de l’âme est le plus grand mal que ne peut souffrir ces amoureux de la sagesse.

 

*La pauvreté est également un art vivendi inhérent du refus de la souffrance des autres ; c’est un humanisme né de la volonté d’être solidaire aux plus pauvres. Dans ce cadre, l’on conçoit mal de voir, dans la sphère sociale, des hommes vivre avec beaucoup de difficultés au moment où d’autres sont dans le superflu. Occupés à vivre dans la frugalité, en communion avec les plus démunis, ces philanthropes sont convaincus que les voies du plus-être ne sont pas celles du plus-avoir[18].  Ils réfutent toute situation susceptible de dévoyer la nature humaine.

 

Par ailleurs, d’autres reconnaissent encore des vertus à la pauvreté, plus précisément à celle dite adjective. Ici, sa vertu réside dans le fait qu’elle pousse l’individu à se surpasser pour améliorer sa condition. C’est donc une incitation à l’effort dans le but de conquérir son contraire, le bien-être. Elle est donc un moyen de tirer l’homme vers le  haut. Cependant, nous précisons que pour ce cas de figure, il faut demeurer circonspect. Il est vrai qu’une étape de la pauvreté pousse les individus à se battre pour améliorer leur situation. En outre, nous ne pouvons qualifier de vertueuse une situation à laquelle un individu cherche à s’en affranchir par des moyens illicites, voire immoraux. C’est pour préciser que la pauvreté adjective n’est vraiment louable que lorsqu’elle encourage la personne à se battre dans la dignité.

 

A côté de cette forme, nous pouvons retenir la figure substantive de la pauvreté. C’est une autre attitude qui avoisine celle des philosophes. Ceux qui y adhèrent adoptent une position dans laquelle ils refusent de valoriser les biens matériels. Elle est donc un combat dont l’objectif est d’empêcher la fortune de corrompre l’essence humaine. C’est ainsi que Alberto Wagner de Reyna nous dit que la pauvreté substantive …revêt une signification bien plus élevée…en ce sens qu’elle nous aide à établir un tableau de valeurs vraiment humaines[19]. C’est une situation à laquelle on se livre pour se protéger d’une certaine forme de déshumanisation ou d’aliénation qu’entraîne la richesse. Dès lors, elle est un asile pour les valeurs fondamentalement humaines.

 

A rebours, nous retrouvons dans les sociétés vernaculaires une forme de pauvreté qui présente des caractères spécifiquement stratégiques. En effet, c’est dans un souci de prévenir certaines perturbations d’ordre naturel (mauvaises récoltes, sécheresse, famine…) que des groupes entretiennent une pauvreté qualifiée de conviviale. C’est là un mode de vie qui permet à l’homme de pouvoir résister au moment où la pauvreté est la plus virulente. Nous dirons donc que c’est un entraînement quotidien qui permet de surmonter cet état par ses propres manifestations. En général, les sociétés dans lesquelles elle se présente sont localisées dans des zones non prospères, où la vie est quasi impossible. Il va sans dire que ce type de pauvreté, faite de simplicité et d'un sens aigu d'appartenance au corps social, favorise la solidarité entre les membres de cette entité.

 

Au demeurant, la notion de pauvreté nous apparaît beaucoup plus complexe. C’est là un mot très ambiguë, tantôt négatif, tantôt positif. Au-delà de ces jugements, la pauvreté, selon les appréhensions, nous présente un aspect concret, pécuniaire et matériel, ou symbolique, voire spirituel. . Qu’en est-il de la misère alors ?

 

                                                                                                           La plume aventurière...

 
   

 

 



[1] Alberto Wagner de Reyna. « Progrès et pauvreté et leurs relations avec les valeurs culturelles et spirituelles » in  Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990, p75.

[2] Le Nouveau Petit Robert de la langue française. Edition 2007.

[3] Anthony  L. Hagan. « Paupérisation et Marginalisation des populations rurales en Afrique subsaharienne après l’indépendance » in Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990, p255.

[4] Pierre Bourdieu. « L’économie des biens symboliques » in Cahiers du Groupe de Recherche sur la Socialisation. Lyon : Université Lumière Lyon 2, numéro 13, 2e trimestre, 1994, p12.

[5] Henri Bartoli.  « Progrès et Pauvreté. Les concepts et leur dialectique selon les civilisations et les cultures. » in  Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990, p39.

[6] Jean Labbens. Sociologie de la pauvreté ; le tiers-monde et le quart-monde. Paris : Gallimard, 1978.

[7] Henri Bartoli. « Progrès et Pauvreté. Les concepts et leur dialectique selon les civilisations et les cultures. » in  Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990. p56.

[8] Bible. Jean. X. 10.

[9] opcit. Proverbes XXX, 8-9.

[10] Henri Bartoli. « Progrès et pauvreté, les concepts et leur dialectique selon les civilisations et les cultures ». in Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990. p56.

[11] Coran II, 212.

[12] opcit.  II, 177.

[13] Ura - texte Bukhâri.

[14] Propos de Bukhâri.

[15] Propos rapporté par at-Tirmidhî.

[16] Sénèque. Lettre XVIII: «Tout quitter pour la philosophie. Avantages de la pauvreté», in Oeuvres complètes de Sénèque. Tome I. Lettres à Lucilius. Paris, Garnier, 1899-1905, pp. 52.

[17] Epicure cité par Sénèque in Oeuvres complètes de Sénèque. Tome I. Lettres à Lucilius. Paris, Garnier, 1899-1905, pp. 55.

[18] http://agora.qc.ca/reftext.nsf/Document/Pauvrete=ta_pauvrete_par_Majid_Rahnema?html. (Consulté le 05 février 2009.)

[19] Alberto Wagner de Reyna. . « Progrès et pauvreté et leurs relations avec les valeurs culturelles et spirituelles » in  Pauvreté, Progrès et Développement. Editions l’Harmattan, 1990, p80.



27/10/2012
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